interwiew d"edgar Pisani dans Télérama
télérama 1er mai 2008 Ancien ministre de de Gaulle, chargé de la Nouvelle-Calédonie sous Mitterrand, ce spécialiste de la faim dans le monde nous prévient : si les uns ne changent pas très vite leur logique de profit et les autres leur mode de vie, la Terre comptera bientôt deux ou trois milliards d'affamés.
Rappelez-vous. C'était en janvier 2007 : les
Mexicains descendaient dans la rue pour manifester contre
l'augmentation du prix de la tortilla, la galette de maïs. A l'époque,
beaucoup avaient souri. Depuis, les émeutes de la faim se sont
répandues comme une traînée de poudre : au Cameroun, au Maroc, au
Yémen, au Sénégal, en Indonésie, au Bangladesh, aux Philippines, en
Haïti... Blé (+ 130 % depuis 2006), riz (+ 170 %), maïs (+ 140 %) : les
produits agricoles de base flambent et le monde découvre avec surprise
que la fin de la faim n'est pas pour demain. Que la famine menace plus
d'un milliard d'êtres. Edgard Pisani est de ceux qui préviennent depuis
des années de l'imminence de la crise. Ancien ministre de
l'Agriculture, de l'Equipement sous de Gaulle, puis chargé de la
Nouvelle-Calédonie sous Mitterrand, ce grand serviteur de l'Etat a
souvent eu une longueur d'avance. A 90 ans, le regard bleu plus acéré
que jamais et la voix grave, il dit toute sa révolte. Celle d'un vieux
sage lucide, à l'espérance chevillée au corps.
Pourquoi cette crise ?
Prévisible, elle est la conséquence logique de notre inconséquence et
va inéluctablement s'aggraver. Voilà des années que je lance des cris
d'alarme et que je pose la question suivante : le monde peut-il nourrir
le monde ? Sans doute pas ! Nous avons, fort heureusement, inventé les
moyens de diminuer la mortalité infantile. Mais, ce faisant, nous avons
créé une explosion démographique sans précédent. La planète n'est pas
faite pour accueillir les neuf milliards d'êtres prévus pour 2050 et
leur donner à manger en suffisance. D'autant moins que, pour nourrir
ceux qui existent, l'homme a inventé des procédés qui ont déréglé la
nature et l'ont rendue moins fertile. Pour installer ce surcroît de
population, les villes s'étalent sur les terres les plus fertiles de la
planète. On a le sentiment que le monde est devenu fou. Il demande à la
nature plus qu'elle ne peut donner et se laisse entraîner par le goût
de la découverte et du profit.
Mais le problème de la faim n'est pas nouveau. Qu'est-ce qui a changé ?
Notre perception. Jadis, on ne se souciait pas des pauvres ! La
conscience de l'appartenance à une société humaine, à un destin commun
dont toutes les parties sont solidaires, est née avec la Révolution
française et s'est accélérée tout au long du XIXe
siècle jusqu'à aujourd'hui. Mais la faim a surtout changé de
signification : il s'agissait d'une question sociale. C'est devenu un
fait économique, écologique, social et politique d'une incroyable
complexité.
Pourquoi insistez-vous tant sur l'explosion démographique ?
Parce qu'il est essentiel de se demander de quoi auront besoin neuf
milliards d'êtres. En termes d'emploi, de terres, d'eau et d'énergie.
Et quelles seront, dans ce contexte, les conséquences de la
non-satisfaction des besoins vitaux des hommes. La question alimentaire
ne peut se penser que comme l'une des parties d'un ensemble, comme la
conséquence de multiples facteurs qui, lui étant étrangers, y
contribuent. Il n'existe guère de secteurs qui n'agissent sur
l'agriculture et sur lesquels celle-ci soit sans effet. Or, mis à part
le récent Grenelle de l'environnement à l'automne dernier, il n'existe
aucun lieu, aucune institution internationale qui analyse et prévoie
les conséquences des évolutions qui menacent la nature, l'espèce
humaine, le monde ! On s'entête à penser séparément, égoïstement, ce
qui est fatal pour notre avenir.
« Le déséquilibre des marchés et l'absence de stocks ont amené les spéculateurs à faire flamber les prix des denrées alimentaires. »
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Une multitude de facteurs se sont croisés. L'augmentation de la
demande, avec 28,5 millions de bouches supplémentaires à nourrir chaque
année. La flambée du pétrole, qui rend les agro-carburants plus
séduisants que jamais et qui pousse les exploitants des grandes plaines
à déforester des dizaines de milliers d'hectares, en Amazonie par
exemple. La multiplication des dommages climatiques, qui fait que les
stocks n'ont jamais été aussi bas depuis trente ans. Les politiques
internationales de la Banque mondiale, du Fonds monétaire
international, qui ont incité les pays du Sud à tout miser sur les
cultures d'exportation au détriment de leurs cultures vivrières. La
liberté du commerce, qui est souvent fatale aux agricultures les moins
favorisées par la nature. Ou encore le déséquilibre des marchés et
l'absence de stocks qui ont amené les spéculateurs à faire flamber les
prix des denrées alimentaires.
Beaucoup de paramètres, donc...
Nous sommes loin d'en comprendre toute la réalité et la gravité. Parler
de la crise alimentaire, c'est prendre en considération les dizaines de
milliers d'hectares de terres fertiles grignotées par les villes et les
océans, année après année. C'est savoir que la Californie vit déjà une
compétition dramatique entre la consommation d'eau urbaine et agricole.
Que l'agriculture ultraproductiviste est extrêmement vorace en énergie.
C'est aussi prêter attention à l'évolution de nos régimes alimentaires
: l'augmentation de la consommation de viandes est redoutable pour
l'avenir, puisqu'elle a fait exploser la demande de céréales
fourragères. La Chine en fait l'expérience. D'ores et déjà les animaux
consomment 45 % des céréales mondiales.
Alors il est grand temps de se poser cette question essentielle, non
pas en termes de marché mais de subsistance : de quelles agricultures
avons-nous besoin et à quelles conditions pourront-elles répondre aux
besoins ? Il n'y a peut-être jamais eu question plus difficile posée
aux responsables agricoles, économiques et politiques du monde. Or, ni
l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture des Nations unies
(FAO), ni la Banque mondiale, ni l'Organisation mondiale du commerce
(OMC) n'en ont pris la mesure.
Pourquoi ?
Parce que cela exigerait l'instauration d'une certaine « gouvernance »
du monde, qui est contraire à l'idéologie et aux intérêts des groupes
dominants. Mais nous sommes tous responsables, parce qu'indifférents.
La population pauvre vit dans les espaces ruraux mais à peine 4 % de
l'aide publique est attribué à l'agriculture des pays en développement
! Nous n'en avons cure, quand bien même cela nous mène droit dans le
mur. La Chine, par exemple, favorise l'extension des grandes fermes, de
véritables usines à produire, avec des tracteurs surpuissants et très
peu d'hommes. Du coup, l'exode rural pousse chaque année 24 millions de
paysans vers les villes, alors même qu'il n'y a déjà plus de place ni
de travail pour eux : les usines n'embauchent plus, elles mécanisent.
Et personne ne se demande quel sera le coût financier de l'urbanisation
de ces multitudes. Comment le monde vivra-t-il quand il y aura deux ou
trois milliards d'affamés ? Et que fera-t-il des migrants ? On ne se
pose pas ces questions. Cela nous arrange, à court terme, parce que
nous sommes obsédés par le profit. Prenons le cas des migrations
mexicaines vers la Californie. Les gros fermiers californiens ont
intérêt à ce que ces travailleurs soient clandestins car ils les paient
moitié moins cher. De toute façon, la seule chose qui obsède les
Occidentaux, c'est le carburant : un ménage moyen ne consacre-t-il pas
plus à l'achat d'essence qu'à celui de nourriture ?
« Chacun d'entre nous continue en toute inconscience
à surconsommer de l'essence, même quand
elle devient rare et chère. »
Au point qu'on fait maintenant du carburant avec de la nourriture...
On déforeste et on « reconvertit » chaque année davantage de champs de
blé en champs... de biocarburant. Et cela ne va pas s'arranger puisque
nous ne faisons rien pour diminuer notre consommation d'énergie !
Bertrand Delanoë a beau lancer le Vélib' à Paris, fort sympathique au
demeurant, quantitativement, cela ne représente rien si nous continuons
à avaler des kilomètres sur les autoroutes et que le nombre
d'automobiles chinoises double tous les deux ou trois ans. Chacun
d'entre nous continue en toute inconscience à surconsommer de
l'essence, même quand elle devient rare et chère. On verra bien...
demain...
Ce n'est pas nouveau. Je me souviens d'un déjeuner avec les présidents
des grandes firmes automobiles en 1967. J'étais alors ministre de
l'Equipement. J'ai découvert que l'on pourrait, que l'on savait
concevoir des moteurs consommant moins d'essence. Mais, à l'époque,
l'essence était si bon marché que cela ne les intéressait pas, même
s'ils étaient conscients que cela ne durerait pas indéfiniment. On
connaît donc le problème depuis des années, mais le profit seul
comptant, on ne s'en préoccupe pas.
Vous ne voyez donc aucun signe d'espoir ?
Il y en a, y compris en Afrique, qui se trouve au cœur de la tourmente.
Ce continent dispose d'une incroyable réserve de terres et d'eau, mais
il ne réussit pas à assurer son autosuffisance alimentaire. Pourtant
les moyens existent ! Rendez-vous dans la banlieue des villes, et vous
constaterez l'existence d'une petite paysannerie de subsistance qui est
extraordinaire : la bananeraie, la chèvre, il y a tout sur un petit
lopin de terre ! Pourquoi ne pas s'inspirer de nos jardins ouvriers et
créer des parcs paysans pour cent, deux cents ou cinq cents petits
exploitants dans des zones où l'eau peut être amenée à des prix
convenables, par exemple dans la région du Niger ou autour du fleuve
Congo. Avec des techniciens capables de former les paysans, des
magasins de stockage, et un accès au marché, car réunis, ces
agriculteurs pourraient vendre leurs excédents. Si chaque pays se
lançait dans une politique dynamique de création de lotissements
paysans, encadrés du point de vue commercial et sanitaire, avec des
techniques respectueuses de la nature, cela ferait avancer la question
de l'autosuffisance.
« La politique de l'OMC est absurde : vous ne pouvez pas
réguler par le marché mondial une denrée aussi
essentielle à la vie que la nourriture. »
Croyez-vous aussi, comme l'avance Jacques Diouf, le
directeur général de la FAO, que la hausse des prix des denrées
alimentaires soit une chance pour les agriculteurs africains ?
Allons donc, quel bénéfice pourraient-ils en tirer ? Pensez-vous que
les paysans africains pourront exporter en concurrence avec leurs
homologues nord-américains ou européens ? Bien sûr que non ! Personne
ne s'intéressera à leurs produits, ni à eux. Si les prix sont élevés,
on n'ira pas chercher de consommateurs dans des pays qui ne peuvent pas
payer ! Alors, bien sûr que l'accroissement du prix des denrées
agricoles est une occasion... sauf pour ceux qui ne peuvent pas
acheter. Or il y en a plus d'un milliard. On ne peut résoudre le
problème agricole en faisant fi de ceux qui n'ont pas les moyens
d'acheter.
C'est pourtant ce que prépare l'OMC, qui tente de boucler dans les
semaines à venir un accord libéralisant les échanges de produits
agricoles...
La politique de l'OMC est absurde : vous ne pouvez pas réguler par le
marché mondial une denrée aussi essentielle à la vie que la nourriture,
et dont les coûts varient du simple au triple suivant les régions du
monde. Au contraire, il faudrait que les gouvernements puissent fixer
des prix intérieurs favorables à la production et abordables pour le
consommateur. Il faut aider les agricultures des pays pauvres en leur
apportant les moyens de produire plutôt que les décourager par l'aide
alimentaire. Comment peut-on vouloir que le prix mondial de référence
pour le lait soit le prix néo-zélandais, alors que la Nouvelle-Zélande
le produit à un coût deux fois moins élevé que nous ! Le marché détruit
les agricultures moins concurrentielles. Or, le monde a besoin de
TOUTES les agricultures. Parce que si le monde ne produit pas le
maximum de ce qu'il peut produire, il ne mangera pas à sa faim.
Le marché est-il une loi ou un système régulateur ? L'OMC a choisi la
première option. Mais les sociétés rurales, qui représentent quatre
milliards d'êtres, et les autres, ne survivront que si l'on opte pour
le second choix. En cela, la crise alimentaire n'est que l'un des
aspects de la crise actuelle du monde. Alors, bien sûr, nous sommes
dans la période la plus difficile qui soit : celle où l'on prend
conscience de l'impasse dans laquelle nous nous sommes collectivement
engagés. Mais c'est aussi la plus prometteuse, dès lors qu'on comprend
qu'il nous faut chercher ailleurs. Il y va de l'avenir de milliards
d'êtres et de la paix du monde.